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“On vient pour le lieu, pas pour Franco: el Valle de los Caídos, un site touristique presque comme les autres.“

Reportage, Juliette Campion @ France TV Info, Paris, 10 June 2019

Le destin
de Franco
reste

Le vent souffle étonnamment fort, mercredi 5 juin, dans les montagnes de la sierra de Guadarrama, à cinquante kilomètres au nord-ouest de Madrid. Un groupe de sémillantes retraitées espagnoles rit aux éclats, les cheveux décoiffés par des bourrasques intempestives. Elles posent fièrement devant l’immense croix en pierre qui se dessine derrière elles. On vient ici pour passer du bon temps entre copines ! Pour elles, el Valle de los Caídos (la vallée de ceux qui sont tombés, en français) semble être un site touristique comme un autre.

Sur leurs photos de vacances, c’est pourtant le plus grand ossuaire d’Espagne qui fera office de sordide décor. Dans l’immense basilique qui surplombe le petit groupe reposent 33 847 corps d’anciens combattants de la guerre civile, nationalistes et républicains, à parts égales. Leurs dépouilles voisinent avec celle de Francisco Franco, enterré depuis 1975 dans ce monument colossal, creusé à même la roche. Des bouquets de fleurs fraîches continuent d’être déposés chaque jour sur la plaque du dictateur espagnol.

Le gouvernement socialiste veut déplacer la dépouille du dictateur Franco de son mausolée, une gigantesque basilique dans la région de Madrid, qui draîne plus de 300 000 visiteurs

Mais les nostalgiques du Caudillo devront peut-être bientôt se recueillir ailleurs. La tombe de Franco pourrait en effet être prochainement déplacée, pour rejoindre un lieu plus discret. Son exhumation est au centre d’une bataille judiciaire tenace entre le gouvernement et les descendants du dictateur. Ces derniers refusent le transfert du corps et viennent d’obtenir gain de cause auprès de la Cour suprême espagnole, qui a suspendu son exhumation, mardi 4 juin, le temps d’examiner le recours de la famille.
Plus de quarante ans après la mort de Franco, el Valle de los Caídos est devenu le symbole de la division des Espagnols sur la question de la mémoire de la dictature.
« J’ai l’impression que Franco se voyait comme un pharaon »
C’était l’une des premières promesses du socialiste Pedro Sanchez à son arrivée au pouvoir le 1er juin 2018 : transférer au plus vite le corps de Francisco Franco vers le cimetière public du Pardo, au nord de Madrid, au côté de son épouse. « Aucune démocratie ne peut se permettre d’entretenir des monuments qui exaltent la dictature », déclarait alors le chef du gouvernement.
Sur place, quelques-uns approuvent. Comme Rosa Maria, une touriste de République dominicaine, qui ressort un peu abasourdie de l’immense basilique : « C’était important pour moi de voir ce lieu qui a une histoire tellement triste et horrible. J’ai l’impression que Franco se voyait comme un pharaon qui a fait construire son tombeau par ses esclaves ».
Commandé par Franco en 1940, cet immense complexe a été bâti dans des conditions particulièrement dures. Quelque 20 000 prisonniers politiques ont été réquisitionnés pour construire le site, pierre après pierre, en échange de peines réduites. Il leur a fallu dix-neuf ans pour édifier l’imposante esplanade, ses escaliers et l’abbaye bénédictine, située de l’autre côté de la montagne. Des dizaines de forçats ont péri pour creuser à l’explosif la basilique souterraine de 282 mètres de long, à l’intérieur de la montagne.

Le 1er avril 1959, Franco inaugure le lieu comme un symbole de la « réconciliation » entre tous les Espagnols, vingt ans après la fin de la sanglante guerre civile (1936-1939). Il y a fait amener les corps de plus de 10 000 opposants républicains, transférés depuis des fosses communes, sans le consentement de leurs proches.
Quand Franco meurt, le 20 novembre 1975, après un mois d’agonie, personne n’a osé lui demander où il souhaitait être inhumé. « Le roi Juan Carlos décide de l’enterrer dans l’urgence dans la basilique, en face de Primo de Rivera, son ancien bras droit et fondateur de l’idéologie fasciste dans le pays », raconte à franceinfo l’historien Benoit Pellistrandi, spécialiste de l’Espagne contemporaine.
Depuis, le site de 1 340 hectares draine chaque année autour de 300 000 touristes, ce qui en fait le cinquième monument le plus visité du patrimoine national. Et depuis l’annonce de l’exhumation prochaine du Caudillo, l’affluence a bondi : près de 37 000 personnes rien que pour le mois d’avril, soit une augmentation de 52% par rapport à la même période l’année dernière.

Un site touristique à ne pas manquer

Ce mercredi, en fin de matinée, ce n’est pourtant pas la foule des grands jours. Sur l’esplanade de la basilique, une journaliste envoyée par Telemadrid peine à alimenter son direct. « Au lendemain de la suspension de l’exhumation par la Cour suprême, les visiteurs n’ont plus l’air si pressés de venir à la rencontre du Caudillo », décrit-elle à l’antenne.
Vers midi, quelques voitures commencent finalement à arriver, talonnées par des bus touristiques, dont l’un part tous les jours de la Plaza de España, au cœur de Madrid.
Un groupe de touristes texans vient rompre la solennité du lieu. Au pas de course, ils rentrent à la queue leu leu dans le bâtiment et en ressortent à peine quinze minutes plus tard. Leur guide tient à faire cette étape avec les groupes qu’il accompagne, essentiellement, dit-il, parce qu’il trouve la vue magnifique. Et quand on l’interroge sur l’intérêt historique du lieu, il concède : « Oui, c’est sûr que l’ensemble forme un bel exemple d’architecture du national-catholicisme ». Mais l’histoire du lieu n’est pas la principale motivation de cette visite de groupe.

Venus de Lorraine et de Bretagne en camping-car, deux couples d’amis retraités arrivent sur les lieux avec tout aussi peu de recueillement. « Tu te rends compte ? Elle a eu un cancer en buvant du lait ! » s’époumonne Eliane sur un tout autre sujet, alors qu’elle franchit l’entrée de la basilique. Tous les quatre se réjouissent d’avoir trouvé un si bel endroit pour leur pause déjeuner, arrêt idéal sur leur route en direction de Valladolid. « On a tapé sur Google ‘à voir sur le chemin’ et on a vu qu’il fallait venir là. On vient pour le site, pas pour Franco. Dictateur ou pas dictateur, on s’en fiche un peu : chacun son passé ! », lance Eliane.
Pour les touristes étrangers, el Valle de los Caídos semble n’être qu’une étape de plus de leur traversée castillane. La plupart des visiteurs viennent surtout pour découvrir le monastère de l’Escurial, quelques kilomètres plus bas. Classé au patrimoine mondial de l’Unesco, ce monument de la Renaissance abrite notamment la tombe de Charles Quint.
Sur les sites des tours opérateurs, les deux lieux sont souvent présentés comme faisant partie d’une seule et même visite. Le portail officiel du tourisme en Espagne décrit un « grandiose monument funéraire construit entre 1940 et 1956 à la mémoire des victimes de la guerre civile de 1936 ». Tout juste est-il mentionné, à la dernière ligne, que « la crypte héberge les tombes de José Antonio Primo de Rivera et de Francisco Franco, entre autres ».

On se battra pour que Franco reste ici

Si le sort de Franco ne semble pas passionner les visiteurs étrangers, les Espagnols sont plus tranchés sur la question. La plupart de ceux que nous avons croisés sont catégoriquement opposés à l’exhumation du dictateur. « Pedro Sanchez est un idiot ! » lâche Jorge, la cinquantaine, sous les yeux gênés de sa fille. Elle semble regretter qu’on l’ait lancé sur ce sujet épineux.
Pourquoi on bougerait le corps de Franco ? Le passé, c’est le passé. L’histoire peut être belle ou très moche, c’est comme ça.
Jorge, un touriste espagnol à franceinfo: « C’est une profanation d’exhumer un cadavre », s’agace Antonio venu exprès de Malaga avec sa petite-amie Isabel, à cinq heures de route de là. « Notre déplacement est un geste militant : on se battra pour que Franco reste ici », explique-t-il nerveusement. « Pedro Sanchez veut s’attaquer à un symbole pour qu’on parle de ça et pas du reste. En attendant, c’est pas cette polémique débile qui va nous trouver du travail », regrette Isabel, serveuse à temps partiel dans un restaurant de la Costa del Sol.

Ces réactions épidermiques illustrent les fortes dissensions qui subsistent sur la question de l’héritage franquiste. Pour Emilio Silva Barrera, fondateur de l’Association pour la récupération de la mémoire historique, « ceux qui sont contre l’exhumation sont souvent des franquistes déguisés ». Cet activiste, petit-fils d’un combattant républicain assassiné sous la période franquiste, condamne fermement la décision de la Cour suprême de suspendre le transfert du dictateur.
Le Parlement, c’est-à-dire la voix du peuple, a voté en faveur de l’exhumation mais le lobbying des descendants de Franco est en train de primer sur l’intérêt général.

Un comité d’experts pour repenser le site

Le devenir des restes de Franco apparaît comme un symptôme de la division du pays autour de la question mémorielle. Il faut croire que la loi de mémoire historique, votée en 2007 sous le mandat du socialiste José Luis Zapatero, n’a pas suffi à pallier le traumatisme de trente-six années de franquisme. Pourtant, selon Benoît Pellistrandi, « cette loi est juste et équilibrée. Techniquement, d’un point de vue d’historien, elle crée les conditions du consensus », indique l’historien à franceinfo. Le texte impose notamment le retrait « des écus, insignes, plaques et autres objets ou mentions commémoratives exaltant le soulèvement militaire, la guerre civile ou la répression de la dictature » des édifices publics.
Le problème est avant tout politique. La gauche instrumentalise le souvenir du franquisme pour mobiliser l’opinion publique tandis que la droite se retrouve prise au piège, car une partie de ses représentants entretiennent une continuité dynastique avec des familles qui ont sévi sous la période franquiste détaille-t-il.

Pour tenter d’apaiser le débat autour d’el Valle de los Caídos, un think tank indépendant, composé d’experts du monde entier, se propose de repenser le site et gommer son aspect totalitaire. L’objectif : imaginer une manière de mieux connecter le lieu à sa dimension historique. Ils faisaient part de leurs conclusions mercredi 5 juin, à l’institut Goethe de Madrid.
Il n’y a aucune information sur les prisonniers de guerre victimes de travail forcé, ni sur les morts tombés côté républicain transférés des fosses communes sans le consentement de leurs familles, pointe l’urbaniste Elizabeth Sikiaridi, instigatrice du projet. La proposition principale de ce groupe d’experts serait donc de mieux informer les visiteurs grâce à des outils numériques innovants. Les visiteurs pourraient notamment avoir accès à une vue du site en 3D pour mieux comprendre comment s’organise l’espace sous leurs pieds.